CHAPITRE V
Olga crut quelle était en proie à un cauchemar épouvantable. Mais ce n’était pas un cauchemar. Et quand Harold apprit ce qui s’était passé, il poussa des cris de douleur et de rage, et jura de tirer vengeance de cet abominable forfait.
Ralph Clark et sa femme, Vera, s’étaient rendus à Pittsburgh pour contrôler la mise en train des premières carcasses de soucoupes volantes calquées sur celle qui était tombée aux mains des Américains quelques mois plus tôt.
Ce fut pour eux comme une sorte de voyage de noces, car depuis la brève cérémonie au cours de laquelle ils avaient été unis par les liens du mariage, ils n’avaient guère eu le loisir de s’abandonner aux douceurs de l’intimité.
Ils constatèrent que tout marchait bien et rapidement. Ils constatèrent aussi que le secret était bien gardé. Aucun de ceux qui travaillaient à la fabrication de ces carcasses, même les ingénieurs les plus hauts placés, ne soupçonnait leur origine et leur destination. On leur avait dit – comme ils auraient d’ailleurs pu fort bien le supposer – qu’il s’agissait d’engins astronautiques grâce auxquels les hommes allaient enfin pouvoir atteindre la lune, que les Russes en construisaient eux aussi de leur côté de tout semblables (ce qui était d’ailleurs parfaitement exact) et que tout cela faisait partie d’un plan d’ensemble encore secret élaboré par les deux pays en parfait accord et destiné à offrir aux hommes de nouveaux débouchés dans l’immensité de l’espace. Comme cette explication s’accordait parfaitement avec les déclarations faites précédemment, personne ne mit en doute que ce ne fût la vérité.
Et ce nouveau secret – à l’intérieur d’un secret plus grave auquel ne participaient que de rares initiés – fut lui-même fort bien gardé dans les usines. La presse ne souffla mot de ces constructions.
Ralph et Vera visitèrent également les entreprises où l’on avait commencé la fabrication de sphères métalliques martiennes de toutes dimensions, et notamment les énormes sphères appelées à devenir les éléments moteurs des soucoupes. Ils furent également très satisfaits de ce qu’ils virent.
Mais il restait un gros point noir : on n’était pas encore parvenu, ni à Golgoringrad, ni à Toptown, à reconstituer des lentilles capables de donner aux sphères leur charge de martialite. Pourtant des progrès avaient été accomplis. Une lentille avait bien été établie, grâce à laquelle les sphères commençaient à s’animer. Mais le chargement était beaucoup trop lent et insuffisant.
De toute évidence il manquait dans la composition de ces lentilles un élément déterminant que malgré les analyses les plus minutieuses on n’était pas parvenu à isoler et à identifier dans les lentilles martiennes. Si de surcroit il s’agissait d’une substance inconnue sur notre globe, ce serait à désespérer de jamais parvenir à un résultat satisfaisant.
Le professeur Gram et ses équipes de savants travaillaient jour et nuit à résoudre ce problème, et Ralph et sa femme allaient se remettre à cette tâche dès leur retour à Toptown.
Ils y rentrèrent le 22 février.
À peine eurent-ils retrouvé leur appartement souterrain, que John Clark les appela au visophone.
— Le jeune Harold, leur dit-il, demande à vous parler de Golgoringrad.
— Tiens, fit Vera. Harold est donc là-bas ?
Ils coururent chez John qui passa un casque d’écoute à son frère. Celui-ci entendit la voix joyeuse de son jeune collègue.
— Hello, Ralph. Je suis à Golgoringrad. Je suis même dans la chambre que vous y avez occupé quand vous vous appeliez Mikhaïl Azimoff. On se croirait d’ailleurs à Toptown. Tout le monde est très gentil ici. Je suis venu avec Brodine, qui vous envoie le bonjour, chercher du matériel pour compléter notre installation près de Moscou, afin de la relier directement à la « Petite Lune », puisque ces maudits radis verts ont fait sauter la « Lune Rouge ». Tout ira bien. Je pense avoir fini dans huit jours. Et j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, ainsi qu’à Vera. Je vais devenir votre beau-frère à tous deux.
— Bravo ! fit Ralph.
— Oui. Et Olga est une fille épatante. Elle a été nommée directrice de l’installation que nous avons montée, et cela lui va comme un gant, mais elle n’y restera pas longtemps désormais. Le professeur Kerounine est enchanté de nos fiançailles, et j’espère que vous le serez aussi. Il est auprès de moi en ce moment. Je vais lui passer mon casque pour qu’il parle à Vera. Ah ! j’oubliais ! une autre bonne nouvelle… Je crois avoir fait de nouveaux progrès à propos des lentilles. C’est un problème qui n’a jamais cessé de me turlupiner. Je crois qu’on a commis une erreur en pensant qu’il fallait utiliser aussi l’arsendium dans leur fabrication. Je vous enverrai demain une note à ce sujet, après avoir effectué quelques vérifications.
— Je vais en parler immédiatement à Gram, lui dit Ralph, très excité par cette nouvelle. Et maintenant je vous passe Vera.
*
* *
Olga Kerounine était seule à la station K2, près de Lermiew.
Harold et Brodine étaient partis une heure plus tôt en avion pour Golgoringrad. Et toute la responsabilité de la station reposait sur elle.
Elle venait d’avoir une communication radiophonique avec Stanton, de la « Petite Lune », qui lui avait donné quelques précisions nouvelles sur la façon dont l’écran de radiations devrait être tendu entre K2 et le satellite artificiel américain. Et elle travaillait à certaines vérifications sur ses appareils. Mais parfois elle s’interrompait pour rêver quelques instants. Et ses pensées s’envolaient vers Harold. Elle songeait à son bonheur futur.
Quand ils avaient appris la destruction de la « Lune Rouge », quelques jours plus tôt, elle avait été atterrée. Mais elle avait trouvé une consolation dans le fait que Harold resterait encore quelque temps auprès d’elle. Il n’était allé à Golgoringrad que pour une brève visite. Il serait de retour le lendemain matin. Ils auraient encore une semaine à passer ensemble. Et après…
Après, cela dépendrait évidemment de ce que feraient ou ne feraient pas les Martiens. Et elle se mettait à haïr ces habitants d’une autre planète qui venaient menacer la civilisation des hommes. Elle avait demandé à Harold – qui avait été un des tout premiers à voir des Martiens – comment ils étaient faits. Mais il lui avait dit :
— Ma chérie, je ne veux pas vous donner de cauchemars. Il suffira que vous sachiez à quoi ils ressemblent quand nous nous serons débarrassés d’eux. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ils ne sont pas beaux !
Malgré toute son insistance, elle n’avait rien pu obtenir d’autre de lui et de Brodine à ce sujet. Toutefois, ils lui avaient donné une foule d’autres renseignements utiles.
Sa journée de travail fut assez vite achevée. Tant que les deux savants ne seraient pas revenus, elle n’aurait pas grand-chose à faire. Elle consacra sa soirée à installer sa nouvelle demeure dans une aile même de la station qui avait été réservée à cet usage, et elle alla se coucher vers minuit en se disant que Harold serait bientôt de retour.
Elle s’endormit très vite et en toute sécurité. Il y avait des factionnaires tout autour de la station. Les ouvriers logeaient dans un baraquement voisin. Et l’ingénieur qui avait aidé Harold et Brodine logeait avec sa femme dans un appartement contigu au sien.
Elle fut réveillée en sursaut par un bruit violent dont elle ne comprit pas la cause. Elle se dressa sur son séant et ouvrit les yeux. Elle entendit alors trois ou quatre coups de feu accompagnés de cris. Puis elle vit une grande lueur. Un crépitement bizarre emplissait l’espace. Elle se rappela alors la nuit terrible qu’elle avait vécue à Moscou lorsque les Martiens avaient attaqué la capitale russe, et sa fuite éperdue, en compagnie de son père et d’Ordansky dans les rues de la ville envahies par une foule en panique. Ce qu’elle voyait, ce qu’elle entendait, lui semblait être de même nature. Les Martiens revenaient ! Pendant quelques instants, elle resta clouée sur place par l’effroi, en se disant que sa dernière heure était venue. Puis comme rien ne bougeait, elle crut que l’alerte était finie. Une soucoupe avait dû survoler la station, lâcher un jet de flamme, et aller plus loin. Elle se reprit à espérer. Mais elle n’osait toujours pas se lever. Un silence effrayant régnait autour d’elle. Elle fit la lumière dans sa chambre. Tout y était en bon ordre, et avait un aspect rassurant. Elle poussa un profond soupir, et allait se lever pour voir si le reste de la station n’était pas endommagé quand un bruit, bien que très léger, la fit sursauter. Il venait de derrière sa porte. Il ressemblait à une sorte de gazouillement. Elle vit alors distinctement sa porte non pas s’ouvrir, mais se fendre et tomber mollement comme un tissu.
Ce qu’elle aperçut alors était inimaginable, épouvantable.
À Moscou, pendant l’attaque, elle avait eu très peur, mais pas au point de perdre tout courage, et elle avait pu assister son père souffrant et l’aider à gagner la campagne. Mais maintenant, ce qu’elle voyait glaçait littéralement son sang dans ses veines. Deux créatures effroyables s’avançaient dans sa chambre. Elles étaient de petite taille – pas plus d’un mètre – et leurs têtes étaient emprisonnées dans un casque transparent. Elles avaient une peau parcheminée, des yeux pareils à de petits globes incandescents et couleur d’émeraude, des bras minces terminés par de longs tentacules, et le corps recouvert d’écailles vertes pareilles à des feuilles d’artichaut. À leur ceinture étaient accrochées de petites boules métalliques.
Olga eut aussitôt la conviction qu’elle vivait un hideux cauchemar. Il n’était pas possible qu’il existât de telles créatures. Elle avait dû trop s’attarder, avant de s’endormir, à essayer de s’imaginer comment les Martiens pouvaient être faits. Mais cette vision effroyable allait certainement se dissiper.
Tout était pourtant d’une netteté étonnante, et non point trouble, comme dans les rêves. Malgré son épouvante, elle discernait parfaitement tous les détails de sa chambre : l’ampoule électrique qui brillait au plafond, un portrait de Harold accroché au mur, entre le portrait de Vera et celui du professeur Kerounine, quelques objets familiers sur la cheminée, et enfin les deux créatures qui continuaient à avancer lentement en gazouillant, et qui étaient plus horribles que le monstre le plus affreux sorti de l’imagination de Jérôme Bosch.
Olga n’avait pas une arme, pas même un banal revolver. Mais si même elle avait eu un revolver à portée de sa main, elle aurait sans doute été incapable de s’en servir.
Les deux Martiens avançaient vers elle, de leur pas lent et implacable. Ils tendirent leurs bras, d’un geste brusque, et elle sentit sur sa chair leur longs tentacules froids. Elle poussa un cri affreux. Elle appela Harold. Et dans la même seconde, elle sombra dans l’inconscient.
*
* *
Quand Harold et Brodine remontèrent dans l’avion qui devait les ramener à K2, ils étaient particulièrement satisfaits. Harold l’était pour plusieurs raisons : d’une part, le professeur Kerounine s’était montré réellement enchanté de ses fiançailles avec Olga, et d’autre part Harold avait eu le temps de faire une nouvelle expérience sur les lentilles et avait obtenu encore de meilleurs résultats que précédemment. Mais ce n’était pas tout. Le professeur Kerounine avait obtenu de Sertoff, le nouveau commissaire aux Recherches Scientifiques, qu’Olga fût remplacée à la direction de K2 par un garçon qu’il lui avait lui-même recommandé, et que sa fille pût accompagner Harold à Toptown lorsqu’il quitterait la Russie après avoir complété l’installation. Les deux jeunes gens pourraient ainsi se marier immédiatement.
Harold n’avait pas voulu attendre plus longtemps pour rapporter cette bonne surprise à Olga et, bien qu’il fût très fatigué, et qu’il fît encore nuit noire, il avait voulu rentrer immédiatement à K2.
— Au fond, disait-il à Brodine tandis que l’avion les emportait, je bénirais presque les « radis verts » d’être venus nous embêter, car sans eux je n’aurais jamais connu Olga et je ne serais pas le plus heureux des hommes.
L’aube pointait quand ils survolèrent la région de Moscou.
Un instant plus tard, le pilote, qui venait de décrire plusieurs courbes rapides à assez basse altitude, se tourna vers eux et leur dit :
— C’est curieux… Nous sommes arrivés, mais je n’aperçois pas les baraquements du camp d’aviation, ni aucune de ses installations. Je ne crois pourtant pas avoir commis une erreur de pilotage. Il faut que nous retournions au-dessus de Moscou, où je me repérerai, car mon appareil de radio est en dérangement.
Ce fut l’affaire de deux ou trois minutes. Bien que Moscou fût en partie détruit, les points de repère y restaient nombreux.
Le pilote fit le point et repartit dans la bonne direction. Il faisait maintenant assez clair pour qu’il se dirigeât à vue. Mais il devait à nouveau tenir le même langage au bout d’un instant, en marquant cette fois de la stupeur.
— C’est trop fort… Je ne vois toujours pas les baraquements ni les pistes d’atterrissage.
Il descendit plus près du sol. Alors Brodine s’exclama :
— Ma parole, on dirait que ce terrain a subi un bombardement !
Harold pâlit. Il regardait lui aussi au-dessous d’eux, et faisait la même constatation.
— Je ne peux pas me poser là, dit le pilote. Il faut que j’aille au camp le plus proche.
Et il reprit de la hauteur.
Harold et Brodine se regardaient, atterrés.
— Qu’est-ce que c’est encore ? murmurait Brodine.
Harold avait peur de comprendre. Et ils n’échangèrent que peu de paroles. Quatre minutes plus tard, leur avion se posait sur une piste, dans un camp situé à cinquante kilomètres du précédent.
On se précipita vers eux, et lorsqu’ils eurent montré leurs ordres de mission, on leur dit que les communications étaient interrompues depuis une heure avec le camp qu’ils venaient de survoler, et sans que l’on sût pourquoi. Harold et Brodine réquisitionnèrent aussitôt une voiture et partirent pour K2 à toute allure. Brodine était inquiet, et Harold l’était bien plus encore.
Ils traversèrent des villages endormis et paisibles, et ils reprirent un peu d’espoir. Mais en arrivant à Lermiew, ils comprirent aussitôt que quelque chose d’insolite s’était passé dans le voisinage. Malgré le froid vif et la neige, les gens étaient rassemblés sur la place, criant et gesticulant. On leur fit signe en leur montrant la direction de K2 : « Là-bas… Là-bas… Catastrophe… Incendie… » Mais ils ne purent obtenir aucune précision. Comme le camp d’aviation était dans la même direction, mais plus loin, ils gardaient le faible espoir qu’il avait seul été attaqué. Ils ne s’attardèrent pas. La route était encombrée de paysans qui se dirigeaient eux aussi vers K2 pour voir ce qui s’était passé. Ils les dispersèrent à coups de trompes et filèrent à toute allure, le cœur serre par l’angoisse.
Harold crispa ses mains sur le volant et poussa une exclamation de rage. À un tournant de la route, il venait d’apercevoir la station K2. Et ce qu’il avait vu ne laissait pas de doute dans son esprit elle avait été attaquée par les Martiens.
Il pressa sur l’accélérateur. Il ne lui restait plus que cinq cents mètres à parcourir et il les parcourut comme à travers un brouillard nauséeux.
Brodine et lui sautèrent sur la chaussée, et restèrent un moment sans mot dire, blêmes. La station était en partie détruite. Tous les grands pylônes du voisinage, dont l’installation leur avait donné tant de mal, étaient effondrés. Ils virent avec horreur, autour de ces débris, les cadavres calcinés des sentinelles. Toutefois le petit bâtiment destiné au logement du personnel directeur était encore intact. Harold se souvint que la veille Olga lui avait dit qu’elle coucherait là. Il se précipita vers ce bâtiment, gardant une lueur d’espoir. Il courut jusqu’à la chambre d’Olga. La porte était tombée, comme en cendre. Le lit était défait. Donc elle avait couché là. Mais pas trace d’elle. Il courut comme un fou à travers tout le bâtiment, en appelant : « Olga ! Olga ! » Mais un lourd silence continuait à régner partout. Alors il revint vers Brodine et tout à coup éclata en sanglots, balbutiant :
— Ils les ont tués ! Ils les ont tués ! Olga est morte ! Olga !
Brodine essaya de le calmer de son mieux, mais vainement. Harold était maintenant dans un état de rage et de douleur presque démentielles. Il brandissait son poing vers le ciel, d’où étaient venus la mort et le désastre. Il rugissait :
— Je me vengerai, sales Martiens ! Je vengerai Olga ! Ne vous imaginez pas que l’espèce humaine se laissera faire ainsi. Nous forgerons des armes ! Nous irons vous abattre jusque sur votre sale planète !
Brodine l’entraîna vers leur voiture.
C’est à ce moment-là qu’ils virent sortir d’un appentis un gamin d’une dizaine d’années, tremblant et épouvanté. Brodine le tira par la main.
— Tu étais là cette nuit, petit ? Tu as vu ce qui s’est passé ?
— Oui, j’étais là, balbutia l’enfant.
— Dis-moi ce que tu as vu.
— J’ai vu… C’est des petits hommes très vilains qui sont venus. Ils avaient comme des feuilles sur le corps et des boules de verre sur la tête. Ils ont mis le feu. Ils ont tué des gens.
— Ils ont tué tout le monde ?
— Non. Ils en ont emmenés… Ils ont emmené deux femmes, et je ne sais pas combien d’hommes… Trois ou quatre…
— Vivants ?
— En tout cas ils n’étaient pas brûlés, et ils avaient l’air vivants. Il y en avait même un qui criait.
Brodine se tourna vers Harold qui écoutait ce dialogue sans comprendre.
— Olga est encore vivante, Harold, lui dit-il. Ils ont emmené des prisonniers. C’est ce que me raconte cet enfant qui a tout vu. Parmi ces prisonniers se trouvaient deux femmes. Et comme il n’y avait à K2 que la femme de l’ingénieur et Olga, celle-ci est donc parmi eux.
Malgré le caractère dramatique de la situation, Harold poussa un profond soupir de soulagement.
— Prisonnière ! murmura-t-il. Il reste un espoir.
Brodine demanda à l’enfant :
— Tu me dis qu’ils les ont emmenés. Ils les ont emmenés où ça ?
L’enfant tendit l’index, et montra un petit monticule à une centaine de mètres.
— Ils les ont emmenés là-bas, vers une grosse machine ronde qui était posée par terre. Ils les ont fait monter dedans. Puis la machine ronde s’est envolée. J’ai tout très bien vu, car il faisait un beau clair de lune.
— Qu’est-ce que tu faisais ici ?
— J’étais venu hier soir porter du linge à mon père, le contremaître, et comme il s’était mis à neiger à la tombée de la nuit, il m’a dit de rester avec lui.
Brodine se rappela avoir en effet déjà vu cet enfant à la station.
— Et ton père, qu’est-ce qu’il est devenu ?
— Ils l’ont emmené lui aussi. Quand ça a commencé, j’ai couru dehors comme un fou, puis je me suis caché là-dedans.
— Ça a duré longtemps ?
— Je ne sais pas. Un quart d’heure peut-être.
Brodine fit part à Harold de ce qu’avait ajouté l’enfant.
Ils estimèrent qu’ils pouvaient faire crédit à son témoignage. Il n’aurait pas pu inventer ce qu’il disait, et il ne pouvait s’agir de toute évidence que des Martiens. Le fait que certains bâtiments étaient intacts confirmait d’ailleurs que les agresseurs aient pu faire des prisonniers.
Ils n’eurent pas de mal à reconstituer ce qui s’était passé. Une soucoupe s’était posée dans le voisinage. Les sentinelles avaient sans doute donné l’alerte, peut-être même tiré des coups de feu, mais avaient été rapidement annihilées par les jets meurtriers des petites sphères métalliques des Martiens. Ceux-ci avaient détruit une partie des installations, fait des prisonniers – dans quel dessein ? – et étaient repartis.
Brodine se demanda avec inquiétude si les occupants de la soucoupe avaient sciemment attaqué la station K2, en sachant à quoi elle était destinée, ou si au contraire ils ne s’étaient jetés sur elle que par hasard ? Le fait que le camp voisin avait été lui aussi détruit lui parut plutôt rassurant.
Harold ne pensait pas à cela. Il avait un autre souci en tête. Après avoir quelque peu retrouvé son calme, il fut pris d’une nouvelle exaltation.
— Brodine, s’écria-t-il, il n’y a plus une seconde à perdre. Vous n’avez plus besoin de moi ici. Retournez à Golgoringrad. Ramenez du matériel. Reconstruisez la station. Moi, il faut que je rentre immédiatement à Toptown. Ce n’est peut-être pas très régulier, mais tant pis ! Il faut que je mette au point la formule des lentilles. Il faut que nous construisions à toute allure de nouvelles soucoupes volantes. Nous ne devons plus nous contenter d’organiser notre défense. Il faut que nous soyons à même de riposter. Il faut que nous allions attaquer les Martiens sur leur propre planète et que nous les anéantissions.
Il parlait sur un ton enfiévré. Mais Brodine – quoique trouvant qu’il voulait peut-être aller un peu trop vite en besogne – lui donna raison.
Ils retournèrent au camp d’aviation sans s’attarder davantage à K2.
*
* *
À Toptown et à Golgoringrad, ce qui venait de se passer près de Lermiew, et dont on avait été rapidement informé, n’apparut – sauf pour Ralph et pour Vera, qui étaient angoissés par la disparition d’Olga – que comme un incident parmi une cinquantaine d’autres du même genre.
Car les soucoupes volantes, cette nuit-là, s’était manifestées de nouveau, et d’une façon particulièrement active, en de nombreux points du globe.
Une fièvre intense régnait donc dans les deux grands P.C. terrestres. L’animation était particulièrement vive à Toptown parce que Toptown, en raison de ses installations plus perfectionnées encore que celles de Golgoringrad, était devenu en quelque sorte le grand état-major secret de l’espèce humaine. Les savants soviétiques avaient eux-mêmes demandé une centralisation plus poussée, qui faciliterait les contacts et les échanges de vues entre le haut personnel scientifique russe et américain, et Golgorine, qui étant toujours allé très loyalement au devant de toutes les demandes de ce genre, avait accepté immédiatement cette suggestion. Une équipe de quinze nouveaux savants russes était arrivée à Toptown la veille, ayant à sa tête Sertoff, le grand maître de la recherche scientifique en Russie.
À la vérité, les nouvelles destructions commises par les soucoupes firent beaucoup moins d’impression sur l’opinion que ce qui s’était passé à Moscou précédemment, parce qu’elles furent beaucoup moins spectaculaires, beaucoup plus éparses, et au total beaucoup moins graves. Les Martiens s’étaient attaqués soit à des installations industrielles isolées, soit à de petites bourgades ou à des propriétés également isolées, notamment en Europe occidentale, et très exceptionnellement à des villes. L’agression la plus marquante avait été dirigée contre une petite ville du Middlewest, Lensington, où une unique traînée de feu avait causé deux ou trois cents victimes. Partout ailleurs, on ne signalait que quelques morts ou quelques disparus.
Bien entendu, presque tout l’intérêt du public se concentra, tout au moins en Amérique, sur ce qui était arrivé à Lensington. Avant même qu’aucun communiqué ait été donné, les journaux titraient : « Nouvelles pluies de météorites en divers points du globe. La ville de Lensington a été particulièrement touchée par ce dangereux phénomène céleste ».
Pourtant quelques journaux commençaient à noter certains faits troublants. Il y avait eu des disparitions difficilement explicables par une simple chute de météorites. Certaines feuilles allaient même jusqu’à écrire : « Les personnes qui déclarent avoir vu des soucoupes volantes dans les endroits où ces phénomènes se sont produits ont-elles absolument rêvé ? Il est vrai que dans l’affolement, il est facile d’avoir des visions ! »
C’était peu comme indication, mais c’était déjà beaucoup trop. Et il semblait difficile désormais de cacher longtemps encore le terrible secret. Les gouvernements, sur le moment même, se bornèrent à calmer l’opinion de nouveau inquiétée en déclarant qu’il s’agissait vraisemblablement de « la queue de l’amas de météorites qui avait déjà causé de si graves dégâts à Moscou, et que de tels phénomènes ne risquaient sans doute plus de se reproduire ».
À Toptown, on s’efforçât de faire le point de la situation.
Bien qu’il ne fût pas à proprement parler un scientifique, Mac Vendish continuait à présider les séances groupant les chefs de tous les services intéressés et les savants les plus notoires, car c’était lui qui centralisait les renseignements de tous ordres, et chacun se plaisait à rendre hommage à sa lucidité, à sa compétence et à son esprit de décision.
Ce soir-là, une trentaine de personnes – des Américains et des Russes – étaient réunies dans la salle des conférences du service scientifique de Toptown.
Mac Vendish se leva.
Il fit une mise au point de la situation.
— Il s’agit bien plutôt de la part des Martiens, dit-il, d’une opération d’information que d’une opération de destruction, et cela prouve qu’ils y regardent à deux fois avant d’agir d’une façon massive. Ils ont surtout voulu recueillir des renseignements et savoir où nous en sommes. Leurs soucoupes étaient au nombre de dix et ne se sont guère attaquées, en ordre dispersé, qu’à des lieux isolés. Ils ont fait des prisonniers et semblent même les avoir choisis avec discernement dans des installations industrielles ou scientifiques. Ils ont même réussi à enlever certaines personnalités : le savant atomique anglais Griff, qui était dans sa propriété, le général Constable, notre ancien chef d’état-major, qui était lui aussi à la campagne. L’enlèvement d’Olga Kerounine au poste K2, où Harold avait fait un travail magnifique, semble bien avoir été fortuit, car aucune de nos autres stations appelées à tendre un écran avec la « Petite Lune » ou l’ayant déjà fait n’ont été inquiétées. Les Martiens ignorent donc toujours nos projets et nos réalisations en ce qui concerne les écrans protecteurs. En conclusions, il nous faut donc continuer à faire porter tous nos efforts sur l’organisation de la défensive, sans toutefois négliger la recherche de moyens offensifs. Malheureusement, le problème des lentilles n’est pas encore résolu. Enfin, on peut se demander si le moment n’est pas venu de prévenir l’humanité du péril qui la menace. Parmi ceux qui savent, les avis sont maintenant très partagés et…
Il s’interrompit. La porte venait de s’ouvrir, et l’on vit entrer Harold Perkins.
*
* *
Il y eut un murmure de sympathie dans la salle.
Harold semblait horriblement las. Mais ses yeux brillaient étrangement.
— Puis-je parler ? dit-il.
— Je vous donne la parole, fit Mac Vendish. Je venais justement de rendre hommage à vos mérites.
— Les hommages importent peu, fit Harold. Ce qui importe, c’est d’écraser les Martiens. Et je voudrais pouvoir vous communiquer à tous la colère et la résolution qui m’animent.
Il parlait d’une voix âpre, dure, nette. Il ne ressemblait plus au grand garçon nonchalant et ironique que presque tous ceux qui étaient là avaient connu.
— Je suis rentré ici sans autorisation, reprit-il, parce que j’estime que ma présence est plus nécessaire ici qu’où j’étais. Si je suis revenu, c’est d’abord pour revendiquer l’honneur de piloter la première soucoupe volante qui attaquera les Martiens. Je désire aussi – et je l’ai déjà dit – piloter la soucoupe qui la première ira dans la lune, et diriger l’installation du grand réseau protecteur. Ce sera pour bientôt.
On le regardait avec une certaine stupeur, en se demandant si le chagrin ne lui avait pas troublé l’esprit. Mais il poursuivait avec véhémence :
— Je désire enfin qu’on me confie le soin de former d’urgence des équipes d’assaut. Si je me crois permis d’exprimer des exigences aussi exorbitantes, c’est parce que je vous apporte le moyen de vaincre les Martiens. Je suis arrivé ici il y a déjà trois heures, et avant d’avoir vu personne je me suis enfermé dans mon laboratoire pour expérimenter ce que j’avais ruminé dans l’avion qui me ramenait à Toptown. J’ai résolu définitivement le problème des lentilles. Nous pouvons désormais recharger intégralement en martialite les sphères métalliques.
La stupeur s’accrut, et il y eut des mouvements d’incrédulité, mais personne ne dit mot.
— Je vous en administrerai la preuve dans un instant, reprit Harold d’une voix passionnée. Et le moment n’est plus de s’en tenir à la défensive. Il faut préparer l’offensive. Il faut, dès demain, dresser des hommes à circuler individuellement dans l’espace au moyen de petites sphères métalliques attachées à leurs ceintures, comme le font les Martiens, car ce sera la meilleure préparation au pilotage des soucoupes. Il faut, dès demain, ouvrir des écoles de pilotage d’astronefs. Il faut commencer la fabrication en grande série de scaphandres à oxygène permettant aux hommes de circuler individuellement dans l’atmosphère de la planète Mars ou dans le vide intersidéral. Il faut doubler, tripler, quadrupler, décupler la production des soucoupes elles-mêmes. Et tout cela ne peut plus se faire dans le secret. Le secret nous paralyse en nous privant d’innombrables concours. Il faut avoir enfin le courage de prévenir l’espèce humaine de ce qui se passe, afin de pouvoir mobiliser et utiliser contre les Martiens toutes les forces vives et toutes les intelligences de la planète. On a sous-estimé les capacités de courage de l’espèce humaine. Et on a sous-estimé aussi, pour se rassurer, la puissance des Martiens. Nous verrons les volontaires affluer de toute part pour mener cette lutte gigantesque, et je me sens aujourd’hui de taille à les galvaniser. Avouez que vous avez tous peur, au fond de vous-mêmes, que nous ne finissions par succomber sous les coups de notre monstrueux adversaire. Nous devons bannir la peur de nos esprits. Le péril est immense. Mais nous vaincrons.